La Maison Trafalgar et l’Unité Locale d’Enseignement organisent un concours d’éloquence à la maison d’arrêt de Villefranche
“La langue est une prison. La posséder, c’est l’agrandir un peu.”
– Pierre Baillargeon
On s’imaginerait à tort les prisons et les maisons d’arrêt comme des lieux de silence. Le Musée des Confluences, à Lyon, proposait à cet égard une immersion sonore dans l’univers carcéral (exposition Prison au-delà des murs, en 2019-2020) : claquement des serrures, des grilles et des portes ; des pas, souvent lourds, parfois traînants, ou précipités ; mais aussi, et peut-être surtout : des voix. Voix des gardiens, voix des visiteurs, voix des détenus ; s’il s’agit d’un lieu de réclusion, il est celui d’une réclusion sonore. Parler : pour tromper la solitude, maquiller le silence, distraire l’ennui, disperser les angoisses ; guère plus. Il faut donc se tenir loin des clichés : la parole ne libère pas. Certains mots, certains cris, passent les hauts murs d’enceinte, filtrent sans se déchirer par le dédale des barbelés – c’est vrai ; mais celui qui les a proférés ne s’extrait pas pour autant de sa claustration. Tout ou presque, on le sait, peut s’acheter en prison : on y achète jusqu’à la parole d’untel ; mais le silence, vraiment, s’échangerait au prix de l’or si l’on pouvait l’acheter, tant il est le grand absent de ces lieux.
Une maison d’arrêt constitue et symbolise une microsociété : on y retrouve bien des caractéristiques du monde extérieur – l’éloquence, par conséquent, se fait entendre ici aussi, et bien souvent, ici aussi, se cache. On la surprendra au détour d’un couloir, née de la gouaille de tels prisonniers que la parole exalte, éloquence dont ils se serviront, ainsi qu’on le fait toujours, pour convaincre, conduire, emporter. Elles se cachera sous les lèvres du timide, de celui pour qui l’usage du français est encore récent. Elle se dompte et s’organise, entre autres, à l’occasion des cours de langue dispensés par l’Unité Locale d’Enseignement (ULE) ; celle de la maison d’arrêt de Villefranche a choisi de se doter d’un outil, en l’occurrence, plus puissant encore : le concours d’éloquence. C’est dans ce but qu’elle a sollicité l’expertise de la Maison Trafalgar afin de proposer aux détenus volontaires une prestation et un accompagnement sans la moindre concession, en termes d’exigence, d’élégance et de qualité. Ni Émeline Bonin, responsable de l’ULE, ni les autres enseignants, n’auraient pu envisager qu’il en soit autrement.
Vingt heures de formation ; onze sujets proposés ; accompagnement au travail d’écriture ; entraînement à la mise en voix du discours ; invitation d’un jury de grande qualité, composé d’une attachée d’administration, d’un assistant polytechnicien, d’une cheffe de bâtiment, d’un conseiller pédagogique de l’Éducation Nationale, et présidé par Maître Marie Thepot, avocate au barreau de Villefranche ; organisation de la finale dans le gymnase de la maison d’arrêt – le plus vaste espace disponible de l’enceinte : aucun moyen, matériel, logistique, humain, intellectuel, psychologique, moral, n’a été négligé. Il n’en fallait, du reste, pas moins : car le monde carcéral a ses raisons que « Dehors », comme l’appellent les détenus, ne connaît pas.
De ceux qui se sont inscrits à notre concours, je dois dire que leur engagement, leur volonté, et souvent leur talent, n’ont eu de cesse de confirmer la pertinence de nos interventions. Des caractères aussi disparates que ceux que je décrivais plus haut se mêlaient au sein du groupe, dans une ambiance détendue, amicale et reconnaissante. Chacun se plaisait à le rappeler : la détention, c’est « vingt-deux heures en cellule chaque jour ». Toute occasion est donc bonne pour bousculer une routine dont le « dehors », sans doute, n’a qu’une vague idée. Par ailleurs, l’obtention d’une Réduction de Peine Supplémentaire (RPS) n’entre sans doute pas pour rien dans le choix de postuler à des heures d’enseignement ; tout aussi palpable est l’intérêt de s’instruire (l’un des finalistes du concours confiait aux journalistes présents : « cela nous permet de nous enrichir intellectuellement ») ; de trouver plus aisément, face aux juges, le moyen de s’expliquer, ou de se faire comprendre ; de retrouver ce plaisir tout simple de se réunir dans une salle avec des camarades et de progresser ensemble, tout en éclatant souvent de rire. Car nous avons ri. Si le rire est la politesse du désespoir, il l’est aussi, semble-t-il, de l’éloquence. D’ailleurs, et sans aucune surprise, tout ce que je connais de l’art oratoire, de ses difficultés, des peurs irraisonnées qu’il suscite, de la joie qu’il génère, de l’attrait qu’il produit, se retrouvait sans aucune modification derrière les barreaux ; de ce point de vue, mon enseignement n’aura pas eu besoin que je l’adapte.
La construction d’un discours selon les règles de la rhétorique passe essentiellement, non par la connaissance de ces règles, mais par celle de l’effet produit par tel type d’argument, tel type de tournure. Le regard que chacun posait sur tous, les réactions du moindre d’entre nous, ont été d’une considérable importance pour la qualité du travail final. Un concours d’éloquence en prison, donc, organise le silence, démultiplie l’écoute, structure une communauté. La parole ne libère pas, mais le silence qui l’entoure l’enveloppe d’une étoffe, la protège de la confusion, lui rend ses pouvoirs. Nul besoin de cris ni de menaces : ceux-ci trouvent leurs antonymes dans le discours et l’argument.
Cet après-midi-là, trois candidats disputaient la finale, dans le gymnase de la maison d’arrêt de Villefranche, face à la presse, au jury et au public. Le thème de l’argent revenait à deux reprises parmi les trois sujets de discours choisis : « L’argent fait le bonheur » ; « L’argent rend esclave » ; « C’était mieux avant ». Chacun de ces propos faisait écho au temps : celui qu’on ne peut acheter ; celui qui passe ; celui que l’incarcération suspend, pour une durée souvent inconnue. Le deuxième discours dénonçait l’addiction induite par l’argent, le premier, pragmatique, en déduisait qu’il était vain de vouloir s’en passer ; le troisième évoquait une enfance heureuse car dénuée de problématiques économiques.
Entre leurs passages, entre leurs phrases, ce même silence : celui qu’on guette si vainement d’ordinaire. Le silence de l’écoute, de la réflexion, et d’une certaine forme d’admiration : les candidats d’un concours d’éloquence sont toujours admirables. La Maison Trafalgar rêve d’offrir au plus grand nombre de détenus l’occasion d’une pareille expression, rêve d’un concours national, d’un enseignement continu, offert à tous ou presque. L’un des finalistes déplorait « qu’il n’y ait pas plus de cours » et « <aurait> préféré que ça dure toute l’année » – nous l’aurions souhaité aussi. La parole ne libère pas : elle prépare une éventuelle libération.
Les bons orateurs constituent leur public, façonnent leur espace. Je remercie les participants pour leur confiance, leur sympathie, leur patience, leur sérieux, pour leurs rires. Ils ont fort bien parlé : l’espace sonore, convaincu, semblait indéfiniment se courber et s’étendre, et les murs anguleux s’arrondir sous leurs arguments.
Virgile Deslandre
Formateur et expert en art oratoire de la Maison Trafalgar
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