Apprécier, goûter, sentir, frissonner, ne faire qu’un avec son corps, vivre sa vie à l’intérieur, vivre sa vie de l’intérieur. Cela a tout l’air d’une jolie locution, mais pour l’heure, la seule balade que je puisse me permettre consiste à faire marcher mes doigts sur ce cahier de bord. Ma plume inspire, mes phrases expirent, mon papier se froisse, mes mots se contorsionnent sans cesse, comme s’ils suivaient un cours de fitness. Alors je regarde ma main, le regard aussi attentif à mes lignes de vie qu’aux lignes de fuites de mon salon – je tombe quand même, très tôt, à court d’inspiration.
Cette vie intérieure a d’abord été mise en sourdine, éteinte pour augmenter le volume ; les sons, les cris et les bruits de l’extérieur. Puis, un tantinet frustrée, elle s’est mise à murmurer au creux de toutes les oreilles ses questions existentielles. «C’est quoi, cette vie ?» Je ne sais pas moi, je pourrais écrire comme Musset – « La vie est une rose dont chaque pétale est une illusion et chaque épine une réalité. » –, ou préparer une introduction digne de Forrest Gump : « La vie c’est comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber », à enrober de tout ce qu’il faut pour Pâques. Je pourrais me triturer le bulbe à la Albert Einstein – « La vie c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre » –, mais comme les sorties à vélo sont largement proscrites, je préfère rester du côté de Raymond Queneau, toute aussi certaine que la vie « Un rien l’amène, un rien l’anime, un rien la mine, un rien l’emmène ».
Même si mes idées tournent en rond, en large et de travers, et que les confins de ce confinement semblent sans fin, cette vie vécue de l’intérieur m’a prouvée que les héros modernes avancent masqués ; elle m’a prouvée qu’on pouvait sauver des vies en obéissant, se libérer les poignets pour arrêter le temps, compter plutôt sur ceux qui nous aiment, se trouver belle sans camouflage, maquiller ses fenêtres puis vibrer comme un applaudimètre. Elle m’a prouvée qu’on pouvait sembler vivre comme une recluse à l’extérieur, tout en se sentant immensément libre à l’intérieur. Finalement, j’ai eu tort de penser que la vie se déclinait en deux catégories. Intérieur ne signifie pas figé, mort – sans menu bonheur. Extérieur n’est pas une injonction à vivre tous ses plaisirs avec un minuteur branché sur le cœur. Et pourtant, cette vie… même muette, même tapie, nous réclame à grands cris, elle est là, subrepticement cachée dans nos mots, qu’elle soit ravie, obvie, poursuivie, asservie, inassouvie, étalée à l’envi et logée chez nous, sans préavis.
Il n’est pas simple de s’octroyer un peu de paix, de demeurer en repos dans une chambre sans laisser sa culpabilité sauter d’un cours de yoga à un live mentorat, traquer sa connexion internet, courir faire des emplettes, regarder des émissions sans queue ni tête, dessiner des plans de balcon, préparer un cake maison après une rediffusion de Top Chef. Mais allongée comme je le suis, j’aime croire qu’il suffit parfois d’un soupçon d’imagination pour recréer tout un monde depuis son lit. Peut-être parce que je m’étais habituée à mener une vie intérieure dans une jolie Maison de Portraits dont j’ai été forcée de sortir avant la fin de mon stage, et que j’irais bien m’y enfermer à nouveau, prendre un bol de littérature et de vers pour y revivre l’extraordinaire.
Jeanne Magherini, en fin d’immersion dans la Maison Trafalgar
Photographie : Jordin Schurer