“Métiers du livre – la machine à fabriquer mille Gaston Gallimard par an pour mieux les broyer ensuite ?”
– Paul Fournel, La liseuse
L’ironie de cette citation recouvre une réalité quelque peu cruelle dont une vieille blague, douteuse s’il en est, familière à l’esprit de certains lycéens, étudiants ou préparationnaires de tous poils, se fait l’écho : « Les ingénieurs conçoivent les cartons, les commerciaux les vendent, les littéraires dorment dedans ». Une citadelle de papier vaut donc pour maison en carton. Pirouette, cacahuète.
Nombreux sont parmi nous ceux qui se souviennent de ce lourd débat familial qui glaçait l’ambiance d’un dîner, lorsqu’un élève en classe de seconde annonçait à ses parents qu’il souhaitait choisir la filière littéraire. Dans un fracas assourdissant, s’effondrait alors le monde tel que le concevaient père et mère, un monde de « sécurité financière », de « belle carrière », de « reconnaissance sociale ». Le lycéen s’y était préparé. Cette rengaine, il la connaissait, depuis le collège, où enseignants, camarades, conseillers d’orientation, oncles ou cousines éloignées faisaient valoir que le monde se divise en deux catégories : ceux qui réussissent, et ceux qui ratent – et que les littéraires faisaient immanquablement partie de la moins enviable des deux. Ainsi se fomentent les destins ; et le pouvoir redoutable des prophéties auto-réalisatrices de conforter nos sociétés dans cette voie, devenue inéluctable à force d’avoir été présentée comme telle.
L’image est plus terrifiante qu’il n’y paraît de prime abord, puisqu’elle signifie, symboliquement, que les scientifiques (qui sont-ils ?) incarnent le monde de l’esprit ; que les commerciaux (que sont-ils ?) représentent le monde strictement économique ; que les littéraires (c’est quoi ?) subsistent, non pas grâce à leur force et à leur agilité, mais grâce à la charité. Ne parlons pas même, à cet égard, des artistes et autres intermittents du spectacle.
S’il est exact qu’un tel point de vue existe, si la paranoïa n’y joue pas de rôle, il convient donc d’y mettre un ordre. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, la séparation des arts, des lettres et de la science est chose tout à fait récente. Les économistes, par exemple, qui pour bon nombre tiennent leur pratique pour une science “dure”, parce que faisant usage d’outils mathématiques – souvent puissants et sophistiqués par ailleurs – portent peut-être trop peu d’attention au fait que la mathématisation de leur discipline ne date que de la toute fin du XIXe siècle, et qu’une bonne partie de la « littérature » économique, comme on la nomme si bien, est en grande majorité restée verbale. De façon plus générale, les mathématiciens et physiciens furent souvent philosophes, voire poètes ou musiciens – et parfois le sont encore.
Quelque artificielles que puissent être ces trois catégories : scientifique, commerciale et littéraire, en réalité calquées sur le baccalauréat, il est probable que le mépris parfois affiché à l’égard des littéraires tient plutôt ses origines de considérations économiques que scientifiques. En effet, les littéraires, on le dit parfois, ne produisent rien et, par conséquent, ne sont d’aucun apport pour le PIB. Le marché détermine ainsi un critère d’utilité à l’aune duquel, incontestablement, le monde littéraire fait pâle figure une fois comparé à celui de l’énergie ou à celui des nouvelles technologies. Si discutable que puisse être ce critère pour jauger l’avancement, le développement d’une société, il masque habilement une autre réalité : ni les nouvelles technologies, ni les entreprises spécialisées dans l’énergie ne peuvent faire l’économie des mots. Bien des entreprises se trouvent totalement désemparées lorsque vient l’inévitable moment de décrire verbalement leurs idées, de créer leur site internet, de rédiger leur plaquette de présentation, et se tournent alors vers les agences ou les rédacteurs indépendants.
Le marché de ces derniers est particulièrement intéressant à analyser. Un des portraitistes de la Maison Trafalgar a observé, et nous a fait observer des « offres » – le mot est sans doute un peu fort – adressées à ces indépendants : la capacité à tenir une plume se monnaye parfois… trois centimes le mot. Soit environ quinze à dix-huit euros la page en salaire brut, dont il faut retirer les charges. Il s’agit donc probablement, quand on mesure le temps qu’il faut employer pour parvenir à un texte de qualité, et compte tenu des éventuelles corrections exigées par le commanditaire, d’une des plus basses rémunérations de France, pour l’exécution d’un travail qui exige, pourtant, un niveau certain de qualification. Pirouette mais surtout, donc, cacahuètes. La Maison Trafalgar a fait, elle, le pari d’internaliser ses talents et de leur offrir une véritable sécurité psychologique et financière. Écrire serait donc, finalement, un travail – dans tous les sens du terme.
Il m’arrive aussi, et je m’y prête volontiers, d’être appelé pour des missions de formation en entreprises, missions visant à améliorer la capacité de rédaction des collaborateurs. Que leur niveau soit faible, élevé, remarquable ou préoccupant n’est pas ici le sujet. Ces appels symbolisent à mes yeux les besoins des entreprises. Or, s’il y a besoin, il y a un marché ; s’il y a un marché, c’est que les littéraires sont des entités économiques qui méritent toute considération et ce, même si l’on décide de prendre pour critère de considération des individus et de leurs compétences, leur participation au PIB. Il est dès lors curieux qu’on puisse observer ce qui suit.
J’ai pu moi-même proposer mes services de rédacteur. Quelles que soient les offres auxquelles je postulais, offres de rédacteur intégré à l’entreprise (plus que rares), offres de rédacteur indépendant (par légions), il n’y aura jamais eu de suite. Le statut de normalien littéraire, au moins en théorie, est pourtant censé garantir un certain niveau de maîtrise du langage. L’explication est peut-être autre : il est utile, au sens financier du terme, d’aller chercher des rédacteurs moins qualifiés, ou de proposer à des personnes qualifiées des gratifications ne reflétant pas leur niveau. Malheureusement, les rédacteurs sont d’autant moins motivés qu’ils sont souvent mal payés, et n’offrent pas la même qualité en termes de prestations, phénomène qui alimente ainsi la croyance selon laquelle les littéraires ne sont pas bien formés. La Maison Trafalgar a ainsi reçu la candidature d’une étudiante de niveau Bac+6, normalienne, se proposant d’y effectuer un stage, car elle était « tout à fait dépourvue d’expériences professionnelles » ; stage dont elle proposait qu’il fût “non rémunéré”, incertaine de pouvoir nous « servir à quelque chose ». Il va de soi qu’en dépit de ses indéniables compétences, ou plutôt, en raison même de celles-ci, les conditions qu’elle posait nous étaient irrecevables.
L’Opération Phénix, remarquable tout autant qu’elle est peu connue, répond depuis 2007 et à sa manière à cette situation. Elle consiste à faire recruter par de grands groupes les jeunes diplômés d’un Master 2 en Recherche Lettres, Sciences Humaines et Sciences. Les témoignages des employeurs comme de ces jeunes recrues sont, sans surprise, unanimes, et révèlent ce que l’intuition indiquait : que les responsabilités qui leur sont confiées, souvent bien au-delà de la rédaction, leur conviennent parfaitement.
Forte de ces constats, et sachant que cette Opération Phénix ne résulte qu’en l’élection d’un nombre très confidentiel d’étudiants, la Maison Trafalgar souhaite rappeler que les littéraires sont précieux au sein des entreprises ; qu’ils peuvent, doivent créer la leur s’ils ont en partage la fibre entrepreneuriale ; qu’ils peuvent, doivent conserver intacte leur passion, cet imaginaire livresque qui permet de mieux comprendre nos sociétés, le monde et les Hommes qui l’habitent. On les montrera alors parfois, dans le monde de l’entrepreneuriat, comme des originaux : s’il ne convient pas qu’ils se satisfassent longtemps de cette qualification, qu’à tout le moins celle-ci permette à d’autres littéraires d’en entendre parler, de s’inspirer d’eux. La Maison Trafalgar leur témoigne, ici, soutien et admiration.
Virgile Deslandre
Directeur des opérations de la Maison Trafalgar
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