Portrait de dirigeante, Anne
Grâce à dix ans d’une besogne étagée sans vergogne, la Lyonnaise d’adoption visita toutes les îles composant l’archipel du métier d’architecte : d’abord au dessin, puis à la tête de ses bonnes mines, et chef de projet enfin. La retraite de Jean mit toutefois Anne et le cabinet face à un choix binaire – rester ou partir. Quatre ans de la première option la poussèrent à la seconde, car les discordances de vision avec le successeur étaient telles que les deux associés ne semblaient pas habiter le même monde. Car la direction ne peut se partager, quand chacun pointe dans un sens opposé. Celle qui dut apprendre à mettre son poing dans sa poche pour un volet sacrifié à l’autel du
sacro-saint bénéfice, et qui peut faire machine arrière si construire signifie détruire une bonbonnière flanquée de majestueux cèdres bleus, freina des quatre fers lorsqu’elle s’aperçut qu’il n’y avait plus rien à faire.
Certains tenteraient peut-être d’entraver la liberté d’Anne Terrier, par des conseils peu avisés qui ricochent contre sa propension à poursuivre jusqu’au bout ce qu’elle a commencé. « Anne, tu vas devoir t’associer pour continuer à progresser », scandent les uns, mais l’entrepreneuse qui n’est pas du genre à cocher mécaniquement les cases préfère attendre la perle rare avec qui l’affinité s’embrase. « Anne, tu devrais sous-traiter », rabâchent les autres, mais toutes les expertises gagnent à être transmises.
« Anne, vous êtes totalement autonome et indépendante », annonça cette dame au détour d’une conversation sans fioriture, et c’était comme annoncer qu’un nez orne le milieu d’une figure. Mais celle que l’évidence n’avait pourtant pas effleurée a fleuri d’un sourire : la fourmi travailleuse peut à présent s’autoriser à chanter.