À quel moment de ta vie as-tu développé un rapport sensible aux mots et à l’écriture ? 

C’est la petite histoire un peu triste d’un collégien introverti qui n’avait personne avec qui jouer aux figurines Warhammer – un jeu de plateau où l’on peint des armées miniatures, dans un univers fictionnel, riche de trente ans d’ajouts continuels. J’avais très envie d’incarner les personnages à ma façon, de leur faire vivre des péripéties, alors au lieu de me morfondre ou de jouer tout seul, je me suis mis à imaginer des parties contre un adversaire factice, puis à coucher leur compte-rendu par écrit. Même si mes premiers récits ne volaient pas très haut – beaucoup d’action écervelée ! –, c’est un point d’entrée assez courant pour les aficionados de science-fiction, Fantasy, et consorts.

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’en faire ton métier et de rejoindre la Maison Trafalgar ?

J’ai toujours été très intéressé par le langage, ou devrais-je dire « les » langages, puisque j’ai terminé mes études par un cycle de LEA Anglais-Japonais. Quand j’étais écolier, je rêvais d’apprendre aux machines à parler, à construire des phrases de manière non pas imitative mais systématique, en revenant à ce qu’est l’essence même d’un mot – c’est une chimère que je continue parfois d’interroger, à la faveur des heures creuses. Après quelques essais en correction de romans – trop rébarbatif –, de traduction de plusieurs romanciers – trop frustrant –, j’ai voulu me concentrer sur ce que je pouvais éventuellement parvenir à construire qui me soit propre, délimiter, développer, affiner mon style. Il y a quelque chose d’infiniment puissant dans l’exercice du Portrait, et travailler non pas sur des personnages, mais sur des personnes, est un défi qui trivialiserait presque l’écriture de fiction ! C’est donc une excellente école car le « matériau brut » nous est imposé ; il reste à ciseler les phrases, à coudre les fragments.

En quoi le métier de portraitiste est-il un métier qui te correspond ?

Parce qu’il assouvirait la curiosité d’un chat : sur un an, on peut autant écrire sur le travail de la soie, de l’informatique, des luminaires de haute facture, le métier de tapissier, le leader mondial des raquettes de tennis… Impossible de s’ennuyer ! On se rend vraiment compte des connaissances accumulées en voyant les grands yeux intéressés de ses amis ! Le métier de portraitiste me correspond aussi parce que même si le Portrait Trafalgar s’étend parfois sur deux pages, il se concentre sur des formats relativement courts pour de l’écriture à caractère littéraire. Romancier au long cours par ailleurs, je ne me serais pas vu attaquer d’autres projets ultra massifs, et la variété des sujets aide beaucoup à prévenir la fatigue mentale qui pourrait poindre à force. Chaque Portrait faisant l’objet d’un comité de lecture très affûté, l’on bénéficie en outre d’un suivi et d’un appui conséquents. Cela ne paraît peut-être rien, mais le parcours du romancier « classique » consiste à s’échiner sur un manuscrit de plusieurs centaines de pages avant d’obtenir un retour éditorial – et encore, s’il a de la chance. Ensemble, nous avons cet avantage immense de pouvoir rectifier le tir à rafales rapides !

Qu’appréhendais-tu le plus au moment d’intégrer la Maison Trafalgar ?

Probablement de savoir bien mener un entretien d’extraction, puisqu’ils peuvent durer jusqu’à quatre heures et qu’il convient de les rythmer – sans une quantité suffisante de matière à remodeler, le Portrait est mal engagé alors que le premier mot n’a même pas été écrit ! Comme bon nombre de personnalités attirées par l’écriture, je n’étais pas très à l’aise socialement ; l’exercice me semblait formidable avant de m’y essayer. Entre nous soit dit, je ne pense pas que je serais capable de mener des entretiens journalistiques : c’est parce que le cadre de la Maison Trafalgar est aussi apaisé, et aussi bienveillant, que je me sens à l’aise lors de ces longs « face-à-face ». Je ne sais pas comment certains font pour gérer leurs interviews lorsqu’elles ont parfois l’air d’être faites « contre » et non « avec » l’interviewé !

À quel moment te dis-tu qu’un Portrait est réussi ?

Lorsqu’il plaît à son destinataire, et donc au client de la Maison : voilà tout de même son objectif premier ! Même si l’on peut bien sûr avoir ses passages favoris, ses petites fiertés quant à une figure bien menée, notre arsenal de techniques n’a de sens que s’il fait mouche. À cet égard, notre écriture se rapproche de la cuisine. Un plat peut avoir autant de nuances, autant de finesse que possible, s’il n’est pas au goût de la personne qui l’a commandé, il ne vaut plus grand-chose.

Alors que plusieurs acteurs de la rédaction ont le statut de freelance, quel regard portes-tu sur l’internalisation des talents au sein de la Maison Trafalgar ?

C’est une opportunité unique de pouvoir structurer sa carrière, et son mode de vie, autour de l’écriture. La plupart des gens rêvent d’écrire à temps plein, mais les places sont chères et la littérature de fiction ne paye pas – ou très peu. Cette sécurité de l’emploi est essentielle pour se donner les moyens d’une production qualitative par ailleurs ; un portraitiste Trafalgar n’a pas à se poser de questions sur la façon dont il règlera ses factures à la fin du mois ! La spécialisation de notre poste nous permet aussi de nous concentrer sur le processus d’écriture, en écartant pour grande part les problématiques de suivi de projet, que connaissent bien les freelances. C’est une sérénité, une tranquillité d’esprit qui nous place dans les conditions idéales pour atteindre le plus haut niveau d’exigence !

Que dirais-tu de l’équipe de portraitistes ? 

Qu’ils sont tous des caractères dont La Bruyère aurait tiré de croustillants Portraits ! Comme il n’y a pas réellement de cursus formant à l’écriture créative – et moins encore à l’écriture de Portraits –, chacun vient d’horizons très différents, et chacun a nourri son style d’une sensibilité et de références uniques. C’est assez amusant de voir ce qui va immédiatement « trahir » le fait que tel Portrait a été écrit par tel portraitiste, même s’il faut avoir l’œil pour déceler cela !

Comment décrirais-tu la signature de la Maison Trafalgar ? 

Je pense qu’on peut la caractériser comme « consciente de ce qui est attendu d’elle », c’est-à-dire que la signature Trafalgar écrit avec un objectif défini. Cet objectif recouvre deux versants qu’on oppose souvent, à tort – la concision et l’esthétique. Autrement dit, cette signature répond à la question suivante : comment fait-on pour exprimer une idée de la façon la plus explicite et la plus distrayante qui soit ? Car le Portrait n’est ni un grand roman d’aventure, où l’on explorerait des tombeaux oubliés, où la simple mention d’une malédiction antique suffit à faire trembler ; le Portrait n’est pas non plus un article de presse, dont le commandement suprême serait tout entier contenu dans l’information. Ce format doit donc pétiller à chaque ligne, maintenir le lecteur à l’attention du propos, sans jamais tomber dans le convenu. Nous utilisons donc tous les outils stylistiques à notre disposition pour que la lecture soit plaisante. Un but humble, honnête, et plus retors qu’il n’y paraît !

Selon toi, que faut-il pour candidater en tant que portraitiste au sein de la Maison Trafalgar ? 

Avant tout, il faut l’envie de comprendre autrui en profondeur, car le Portrait est un exercice de compréhension avant d’être un exercice de création. Un bon portraitiste ne plaque pas ses préjugés, ses idées, sa propre vision sur son sujet, sur le client ; il est une sorte de narrateur bienveillant – mais jamais complaisant –, qui rend compte de ce qu’il a entendu, perçu, déduit. Il faut également mettre de côté l’orgueil qui a tendance à pousser dans l’ombre de l’écriture : un Portrait est une œuvre collective, un travail d’équipe, et les retouches peuvent s’avérer substantielles pour arriver au résultat attendu ! Personne n’est à l’abri d’un faux pas, et même si l’expérience est évidemment précieuse, chaque nouveau Portrait est – littéralement – une page blanche. Je pense aussi qu’il est nécessaire d’être conscient que faire son métier de l’écriture implique une rigueur professionnelle ; aimer écrire par loisir ne suffit pas. Le rapport que l’on entretient avec l’acte même s’en trouve modifié, ni en bien, ni en mal – mais il s’en trouve modifié. Et paradoxalement, cette rigueur professionnelle ne doit pas étouffer le souffle créatif qui colore chaque Portrait : un portraitiste aime profondément, fondamentalement, et irrémédiablement jouer avec les mots, se lancer des défis, arriver à insérer, à détourner telle expression rebattue. Cette étincelle est primordiale ; il faut avoir cette malice en soi.

Une anecdote liée à un Portrait ?

La fois où ce chef cuisinier est arrivé dans notre Maison pour vivre l’expérience Trafalgar. Il a retiré ses chaussures, et s’est lancé à bâtons rompus dans l’entretien d’extraction ! Un peu déstabilisant de prime abord, mais après tout, pourquoi pas ?