Extraits : VALRHONA

Portrait de dirigeant, Patrick 

Il n’a pas changé, le fougueux toujours fourré dehors qui, s’il venait à passer devant la boulangerie familiale, se faisait alpaguer pour une leçon en mathématiques de comptoir. Il n’a pas changé, le casse-cou agacé par les trottoirs, les limites et les sens interdits, et dont le père déviait la routine en l’emmenant à bonne école pour assister aux championnats de motocross. Là, il pouvait admirer des figures en cascades et « manger des frites pas cuites » à la barquette. Il n’a pas changé non plus, le campeur du fond de la classe, davantage appliqué en arts plastiques qu’impliqué dans l’étude des épithètes homériques. 

Encore faut-il qu’il déniche la sortie de ses réflexions en circonvolution, lui qui tisse avec célérité les connexions de son univers à trois-cent-soixante degrés, et donne sens aux rencontres et collisions, aux ressentis et perceptions. Aux fulgurances qui, à Hong Kong, frappent du haut d’un balcon ; à l’ébahissement face aux jeunes de Bagneux qui balancent des roues arrière, à l’ébranlement procuré par le pilotage d’une Ducati ou d’un hélicoptère ; à l’immersion dans une entrevue avec Depardieu, et dont le génie l’obligerait presque à demander pardon ; à la compréhension de l’intérêt du golf et de Picasso, à la découverte de Queen et du Boléro ; à l’observation des grands singes et des grosses bêtes, à cette flore aussi exaltante que des amours secrètes ; aux mots, aux messages, aux ressorts qui parviennent à transpercer l’âme et ses miradors ; aux ramifications d’un détail accidentel, d’un souffle, d’une odeur qui réussissent à décrypter les états du cœur ; à cet instant où l’instinct le pousse à la création avec insistance, où Patrick Roger déverrouille enfin son esprit en arborescence.


Extraits : TERRE ADÉLICE

Portrait croisé d’associés, Xavier et Bertrand 

Si Xavier et Bertrand Rousselle – « de Terre Adélice, et c’est tout » – sont d’un cru généreux, c’est parce qu’ils ont mûri au soleil vermeil des familles nombreuses. Dans une quête qui conduira de Madagascar à Saint-Sauveur, du calisson à la praline, l’itinéraire du glacier bio Terre Adélice est de ceux qui s’achèvent aux origines, et aiguille les papilles vers les régals dont la Nature fourmille. Les desserts que les frères proposent d’ailleurs aux gourmands descendent de ceux qu’ils concoctaient dans leur sorbetière, sous la direction des tantes et grands-mères.

À cette époque où les cornets se vendaient presque à la criée par les fondateurs, la rocambolesque logistique tutoyait l’épique avec l’arrivée de l’été. Les enfants de Xavier et Bertrand, eux aussi arrangés en quatuors, accouraient aux gîtes exigus, loués à la saison afin de conserver cette main d’œuvre à portée de châtaignes à ramasser ou de fruits à éplucher. Régulier comme un fleuve dont la surface placide dissimule le débit, le succès de Terre Adélice finit, dix ans plus tard, par craqueler les murs trop étroits de la ferme où presque toutes les recettes s’inventaient.

Mais avant que les diplômes ne couronnent les efforts, avant que Xavier n’étanche sa curiosité dans les arcanes de la matière et que Bertrand ne se méfie du dogme chimique dispensé en école agricole, de premiers enseignements furent prodigués par un professeur muet faisant classe sur le tableau des paysages, et qui n’est autre que l’Ardèche. L’Ardèche, où ces jeunes vacanciers qu’on croirait aujourd’hui natifs du pays se levaient dans le pied-à-terre familial, coiffés d’une imprenable vue sur les Alpes. L’Ardèche, qui abrita les baguenaudes et les chiquenaudes des frangins ayant pour voisins Madame Valla et ses fromages au plafond.


Extraits : RINCK MANUFACTURE

Portrait croisé d’associés, Lisa et Mathilde

Happée par la piste de son grand-père, Lisa a quant à elle creusé sa place dans le sillage des détectives qu’elle côtoyait depuis l’âge des J’Aime Lire, et une débrouille dans les cadeaux de sa famille, qui avait perçu la dextérité précoce. Évidemment, l’attrait pour l’ancien grava le mythe d’Indiana Jones dans l’imaginaire de la jeune élève qui, dans le cadre de ses cours d’art, ratissait les Puces du Canal pour dénicher ces objets délaissés sur lesquels s’entraîner à restaurer ; évidemment, le papier s’imposa de
lui-même à cette dépositaire d’une Histoire tourmentée, qui lui lègue maintenant ses esquisses et ses idées.

Un ouvrage plus de vingt fois remisé pour que s’inculque le métier – s’il s’était logé dans quelque anfractuosité de la Manufacture, l’esprit de Boileau aurait dédié un sourire aux industrieuses. Parce qu’à fuir tout accroc on perd son accroche, les chatoyants tissus envisagés aux commencements s’éclipsèrent finalement. La ficelle noire ardemment désirée pour relier les carnets se débusqua au terme d’une traque de deux ans, qui aiguilla les associées vers la dernière usine d’Europe à les fabriquer; chaque composante des réalisations sur-mesure Rinck continue donc d’être interrogée avec la finesse du limier. 

Les deux Lyonnaises, qui ont pris le contrepied des adages excluant les amis des affaires, ne connaissent ni d’obstacle qui ne se surmonte par la synergie, ni d’aspirations trop larges pour leur énergie. De la confection à l’affection, qu’elle soude les couvertures aux pages des carnets, ou les qualités aux rouages de la complicité, la promesse est faite de résister à l’épreuve du temps.


Extraits : GLACIER NARDONE

Portrait croisé de vie privée, Michèle et René

Qu’importe que l’un sache apprécier la plénitude d’un silence quand l’autre allume le son de la télévision juste pour l’ambiance. Qu’importe qu’à l’heure du goûter, la camomille tienne tête au cortège de cafés ; que l’une s’agace de voir sa propre dureté s’assouplir avec l’âge quand l’autre fait sienne la mélancolie d’Aznavour et de ses vers transformés en adages. Qu’importent les habitudes disparates et les printemps disparus, puisque toutes les contrariétés continuent de se dissiper d’un regard complice, que tous les contrastes s’évanouissent encore d’un baiser volé, qu’importe, car Michèle et René ont su conserver intact, l’idéal réconfort des idylles aux aurores.

Quoique l’histoire américaine fit vibrer ses tympans chaque fois qu’il franchissait les portes du Hot Club, repaire des amateurs de jazz, René ne se débotta jamais de ses origines italiennes. Il y avait bien sûr la voix de Maria Caniglia, qu’il entendit pour la première fois sur la radio de sa nonna, les retours récurrents au berceau de Montecassino, les fanfaronnades avec Rafael, qui les menèrent du Sud de Naples à Pompeï, jusqu’à la capitale Éternelle. Tour de chauffe des périples qu’il vivra plus tard avec Michèle, et les enfants, avec lesquels ils écoulèrent de nombreuses vacances romaines. Il y avait surtout Nardone, ce nom qu’il endossa une seconde fois quand son père l’incita à délaisser bagues et colliers pour les bacs de glaciers. Les espoirs paternels, aujourd’hui comblés et compris, le plantèrent au bon endroit, non loin du pont de la Feuillée que l’heureuse fortune traversa.

Car c’est en couple qu’ils ont cumulé les heures à ravir le gone de passage d’une boule à la pistache, ou le chef d’État dont les gardes du corps ne surent préserver la cravate de la tache. Ensemble qu’ils mirent de l’ardeur à risquer les rhumatismes, en plongeant un à un les bâtonnets glacés par moins trente degrés. Ensemble qu’ils peignirent les tables, sortirent les poubelles, firent la conversation aux clients et clientes, ensemble qu’ils bouclèrent les journées en préparant déjà la suivante. La réussite eut beau propulser René en haut de l’affiche, elle s’érigea surtout grâce à l’intraitable allant de Michèle, le pilier qui, par quelques élans d’autorité, honora l’objectif d’agrandir les locaux en mettant les points sur les i à chaque échelon de l’administration et de sa hiérarchie.


Extraits : MERCI MAMAN

Portrait de dirigeante, Béatrice 

Plutôt que de clinquants apparats qui attirent les compliments, Béatrice a choisi de fondre ses parures dans une sobriété qui attise les remerciements. Elle joint à la rondeur de la forme le sens de la formule, et insuffle aux bijoux cette douceur féminine. Des cadeaux mûrement réfléchis qui prennent à rebrousse-poil le renard de Saint-Exupéry, en donnant aux yeux la chance de voir cet essentiel que les cœurs auraient en apanage.

Mais quoique la petite boîte orange ait su charmer la Duchesse de Cambridge, servir de clef souveraine pour déverrouiller les portes de Buckingham Palace et recevoir un Queen’s Award d’Elizabeth en personne, la chef d’entreprise ne se sent pas investie du droit divin de se reposer sur les gloires passées. Point d’honneur comme de départ, pour cette impatiente dont les envies souffrent de guetter le facteur : les délais de livraison s’affrontent avec une rigueur claire que n’endormirait aucune validation princière.


Extraits : MAISON JANIER

Portrait de dirigeant, Christian

Sur les étals de son enclave s’affine un savoir-faire immémorial. Ici, les longues planches d’épicéa se courbent tantôt sous le poids des meules à l’irréprochable rondeur, tantôt sous des masses lunaires à la surface accidentée et constellée de cratères. Dans le dédale de ses caves se sonde une histoire familiale. Ici, il est un trésor bien enfoui, veillé par des hommes dont l’honnêteté cardinale n’a pu les retenir de trouver leur paradis sous terre.

Outre les livres de comptes, tenus de la plume de son grand-père, et l’imposante armoire acquise avec peine par Maurice le paternel, l’univers de Christian s’étend sans ambages dans une pièce qui raconte l’amour d’un métier reçu en héritage. Antique mireuse à œuf et bouteille de lait en opaline, machines datées et bibelots d’antan par flopées ; sûr que les curieux sont voués à s’égarer dans les tréfonds de leur vilain défaut, en s’aventurant dans cet amas de bois, de verre et de métal. 

Lui, le nanti qui confond détente et ennui, lui, le nanti qui achève ses journées à l’amorce de la suivante, ne peut concevoir de mettre son plaisir sous clef. Alors, pour soutenir sa créance, Christian se promet de rester à proche distance de l’excellence, et soigne ses manières d’insatisfait permanent, de sorte que l’ancien apprenti n’ait jamais à rendre son tablier d’éternel apprenant.


Extraits : LE COMPTOIR CÉCIL

Portrait croisé d’associés, Loïc et Grégory 

Si la course aux étoiles vide certains univers de leur atmosphère, Loïc Renart et Grégory Cuilleron ont prouvé que leur supplément d’âme se cachait dans de menus détails. Des viennoiseries ronronnant durant leur tour de chauffe au doux appel d’une viande en sauce, des brèves saillies fusant autour d’un café fumant aux canailles réunies par des plats qui le sont tout autant, le Comptoir Cecil est de ces lieux où l’art du palais se délie des manières princières. 

Quand l’enfant de chœur ne menait pas ses complices à travers les clochers de la cathédrale Saint Jean-Baptiste, dans la brume percée d’une lumière d’Amsterdam, quand le scout éplucheur de patates n’honorait pas un rendez-vous sous la queue du cheval de Bellecour, entouré des façades flaquées d’ocre par un soleil qu’on croirait natif de Florence, Grégory parcourait les ramifications d’un carrefour éminemment plus intime. À commencer par le grand-père Léon, ce démineur à la cheville blessée mais à la gaieté intacte, et la grand-mère Paulette au tempérament résistant, dont les tartes au fromage ou aux pommes, et les poulets à la crème et aux morilles, se perpétuent moins au gramme qu’à l’intuition près. Le Globe & Cecil, pour le môme détalant sous la farine et les œufs déversés dans la rue Saint Jean, était à l’époque une figure aussi familière qu’étrangère ; une passerelle qu’il mettra des années à emprunter pour rallier la rue Gasparin.


Extraits : LE FEUILLET

Portrait croisé d’associés, Ylan et Davy 

Le hasard voulut les séparer de huit ans ; Ylan et Davy ne se doutaient probablement pas que l’exigence d’excellence les réunirait bientôt. Puisque le luxe ne se soupèse pas aux paillettes dont on le saupoudre, et que la grandeur véritable d’une entreprise se reconnaît à sa capacité d’en imposer sans s’imposer, ensemble, ils ont réussi le pari de la sobriété savamment étudiée.

Aussi cette marque se distingue-t-elle de la norme, par son tempérament franc, vierge des préconisations qui se répètent dans le vase clos des designers instruits à bonne école : à chaque besoin son produit, à chaque produit ses détails réfléchis. En atteste l’engouement d’Ylan pour l’architecture urbaine, dont il extrait matériaux bruts et courbes minimalistes pour approvisionner son imagination. Refuser la fabrication à l’étranger par amour du savoir-faire français, visiter les tanneries pour choisir la pièce qui ira garnir l’intérieur d’une pochette, bousculer les codes quand une couture superflue contrarie leur minutie… dans leur quête d’adéquation entre forme et fonction, les frères Dahan ne reculent devant aucune dépense, fût-elle pécuniaire, physique ou intellectuelle.


Extraits : EVEREST ECHAFAUDAGE

Portrait de dirigeant, Frédéric

L’attente avait planté l’enfant du Beaujolais au beau milieu des fastes propres aux grands groupes. Il y a d’abord eu cette arrivée surréaliste dans une large allée fagotée comme un jardin à la française, et bordée par des eaux que des cygnes fendaient de leur course tranquille. Puis, la stupeur a continué de déteindre sur son assurance au moment d’entrer dans un hall marbré que chapeautait une verrière haut perchée. Frédéric osa néanmoins se faire une place au sein de cette arche, assez robuste pour couvrir sa crainte du déluge, et lui assurer – une fois n’est pas coutume – un toit au-dessus de la tête.


Extraits : DRUID OF PARIS

Écrits couture 

Sous le sceau du secret, notre technique de distillation exalte le nuancier et ouvre une succession de fenêtres gustatives, dans laquelle chaque note se détache pour montrer son panache, puis flatter tour à tour le nez et la bouche. À cette netteté s’ajoute une douce illusion que d’aucuns attribuent volontiers à la magie du druide : la sensation d’un sucre dont le breuvage est pourtant dénué. Au cœur de sa liqueur éponyme, la fleur d’absinthe est restaurée à une moitié de teneur, et exhale le caractère de la terre qui l’a nourrie pour en restituer les senteurs.

En quelques gouttes, les murs et les toits s’évanouissent pour laisser place à ce trait d’union entre la Nature et l’Homme ; seul demeure le massif, et son tempérament qu’aucune chimie ne force ni ne réprime. De saison en saison, d’un rayon de soleil à la rosée matinale, de la brise légère au vent cinglant, nos spiritueux reflètent l’écrin de leur environnement et captent la mémoire de leur montagne.