Expression explicitée : Agiter un miroir aux alouettes

Cette expression fait référence à une ancienne technique de chasse permettant de capturer des alouettes. En fixant des bouts de miroir sur un support en bois, les chasseurs provoquaient des reflets en le faisant tourner. L’effet lumineux attirait alors les oiseaux qui, en venant mirer d’un peu trop près, se laissaient prendre au piège ! Ce qui est trop séduisant peut parfois être trompeur.


Ces mots qui n’ont pas de rime

Utilisée avec parcimonie et sagacité, la rime possède une puissance lyrique incomparable. Mais chaque pot ne dispose pas forcément de son couvercle, et il en va de même pour certains mots qui, en matière de rimes, restent à sec. Ainsi, on pourrait s’escrimer pendant des “siècles”, quitte à être payé des milliers de “drachmes”, on ne pourrait extirper le “goinfre” de la “jungle” de ses agapes. Mais il ne faut jamais désespérer : longtemps, je pensais que le mot “triomphe” n’avait aucune rime. C’était alors dans l’ignorance de l’existence de la “gomphe”. Si en l’espèce, je me voyais mal introduire ce cousin de la libellule dans mes Portraits pour des raisons tenant de l’évidence, j’ai en acquis certaines certitudes : elles peuvent toujours être bouleversées.


Expression explicitée : Compter pour des prunes

Durant les croisades du XIIe siècle, les chrétiens ont assiégé Damas, mais la tentative fut vaine tant la ville fut défendue avec hargne. Forcés de se retirer, les croisés ne pouvaient se consoler qu’en croquant dans une prune, un fruit abondamment produit dans la région. Compter pour des prunes marque encore aujourd’hui le peu de considération pour un résultat jugé médiocre.


Belles ritournelles

Parfois l’on joue sur les homophones, parfois ils se jouent de nous ! Il peut arriver que certaines sonorités malheureuses se glissent à notre insu dans une phrase, et qu’on ne la détecte qu’en dernière lecture, à voix haute. L’on peut penser aux saccades des « a-a-a », comme « il ne lui restait plus qu’à arriver à l’heure à l’entreprise », mais d’autres sons courants de la langue créent à l’occasion des répétitions invisibles à l’écrit – qui éclatent à l’oral. Prenons une situation anodine : deux amis paressaient sur la rive d’un point d’eau jusqu’à la venue d’un orage, qui les a fait fuir. Eh bien, sans la rigueur du métier, l’on aurait tôt fait de s’improviser Desproges, et d’écrire « ils ont quitté l’étang, étant donné que le temps, tempéré jusque là, tempêterait bientôt ». Ah, tant pis pour la paresse !


Expression explicitée : Tomber des nues

Il ne s’agit aucunement ici de discuter de peintures inspirées par des modèles dénudés, mais d’une jolie métaphore que l’étymologie permet de résoudre : le terme “nues” vient du latin nubes signifiant “nuages”. “Tomber des nues” se réfère donc au vertige que l’on éprouverait en tombant du ciel, et c’est pour cela qu’elle signifie aujourd’hui que l’on est très étonné d’une situation.


Olibrius !

Pour trouver des mots aux sonorités proches et harmonieuses, il n’y a parfois pas d’autre solution que d’égrener les combinaisons possibles à partir d’une même racine non pas étymologique, mais homophonique. Cela me donne parfois l’air d’un drôle d’olibrius qui marmonne des séries sans logique apparente, du type « fusée, fuseau, fusain, fusil… » Pour un peu, on croirait à l’incantation mystique !


Tribune : L’économie de l’attention

« Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme…
En variant le ton, – par exemple. » – Cyrano de Bergerac

L’économie ne peut se passer de poésie

À toi, lecteur pressé, mais aussi à toi qui sauras t’arrêter.

« Contenus à impact », « punchlines » et autres « hooks » sont autant de concepts destinés à faire scroller, faire cliquer, faire vendre – et dénotent bien davantage d’une sorte de lutte, de violence à l’écriture, que d’un quelconque plaisir à la lecture. Car le lecteur n’a pas le temps, car il est sans cesse sollicité par les notifications en cascade, les pop-ups, les messages. Dans l’un de ses communiqués, Samsung indiquait en effet que notre temps d’attention avait chuté de douze à huit secondes depuis les années 2000.

Aurions-nous aujourd’hui la concentration d’un poisson rouge dans son bocal : trois petits tours et puis s’en va ? Est-ce la faute du poisson, ou du bocal ?

L’écriture comme un hameçon. 

Le constat se dresse et se reflète au quotidien, dans les mots que l’on s’adresse. « Roman », « brique », et pour les anglophones, le fameux « TL; DR » (traduction : « trop long ; pas lu »). Les sobriquets fleurissent dès lors qu’un mail, qu’un SMS déborde de la minuscule fenêtre où la parole est confinée. Par un phénomène évolutif inédit, l’organe de l’attention serait donc victime d’atrophie. Si le lecteur n’a que quelques secondes à vous accorder, il faudra un titre racoleur. Aller vite. Phrases courtes. Vocabulaire basique. Sauts de lignes. Questions rhétoriques. Un enfant de huit ans devrait comprendre. 

Un parallèle entre l’intelligence supposée des lecteurs et celle avérée des poissons se précise peu à peu. Après tout, nous l’avions postulé, les premiers comme les seconds s’appâtent avec un hameçon.

La concision est à la mode

Cette défaite des formats longs, de la précision, de la finesse, semblerait inéluctable à première vue. TikTok nous fournissait déjà un aperçu du futur. De nombreux vulgarisateurs s’y sont positionnés pour sensibiliser leur audience à toutes les sciences : ils sont une goutte parmi toutes celles qui remplissent ce nouvel étang. Et le miracle paraîtrait s’opérer, un utilisateur s’abreuvant à cette source pendant un peu moins d’une heure quotidienne. L’on parlerait donc là d’une centaine de sujets potentiellement prémâchés, ingurgités, digérés, absorbés dans l’intervalle.

Aérophagie : lire, comme croquer dans un bonbon creux

C’est pourtant un fait dont on colporte la rumeur, un malaise qui se répand afin d’évoquer cette sensation de vide qui succède à une plongée dans ces « stories » – car le concept « d’histoire » serait aussi « has been » que l’expression « has been ». L’aérophagie pour impression, comme d’avoir croqué dans un bonbon creux, aussitôt disparu de la langue et des souvenirs. Si l’investissement sur smartphone ne se mesure pas en deniers, il se paye au centuple en temps passé, jusqu’à créer de sérieux déficits de sommeil, jusqu’à rogner sur les interactions sociales bien réelles. L’Institut National du Sommeil et de la Vigilance publiait à ce titre les résultats d’une enquête en 2020, établissant qu’environ 45 % des adultes consultaient leurs appareils dans leur lit. Et les plus perspicaces d’entre vous verront que la transition d’une vidéo à l’autre sur ces plateformes évoque le mouvement des rouleaux des machines à sous, où s’afficheront, avec un peu de chance, les trois « lucky seven ». Après tout, ces rouleaux s’appellent « reels » en anglais – mot judicieusement choisi par Instagram pour sa variante de la vidéo courte. 

Un mot qui peut se changer en verbe par ailleurs, et désigne alors l’action de… ferrer un poisson. Carton rouge.

Nourrir les algorithmes

Cinquante pommes font une cagette, cent vidéos TikTok ne font pas un film, mille deux-cents posts ne font pas un livre.

Facebook, Instagram, LinkedIn – dans les nouveaux environnements de lecture comme ailleurs, satisfaire aux exigences des algorithmes semble demeurer crucial pour se constituer un public. Et puisqu’il s’agit d’un paradigme où tout est question de chiffres, les experts de l’attention eurent tôt fait de proposer cette formule pour adapter aux lettres : « si vous avez suffisamment de matière pour composer un livre, pourquoi ne pas la subdiviser en une myriade de posts afin d’alimenter votre compte ? » Un calcul irréprochable dans la théorie, puisqu’il peut transformer une somme de trois-cents pages en trois-cents sommes d’une page, en six-cents sommes d’une demi-page – en mille-deux-cents sommes d’un post. Le dieu algorithme en est repu. 

Au pays de Descartes, les manuels de mathématiques nous enseignent que cinquante pommes font une cagette ; ils omettent peut-être de nous dire que cent vidéos TikTok ne font pas un film, que mille-deux-cents posts ne font pas un livre, et qu’on ne peut pas changer une baleine en dix-mille poissons rouges. Surtout, ce calcul part du principe qu’un coureur du cent mètres peut accomplir un marathon en enchaînant quatre-cent-quarante-deux sprints.

Plus personne ne lit

Existe-t-il une formule magique ? Il est possible qu’elle existe, et qu’il ne faille surtout pas s’en servir.

 Lorsqu’on en vient à la nécessité de construire un propos, il arrive un point où toutes les formules choc, tous les sauts de ligne, tous les emoji, toutes les combines et toutes les astuces de conditionnement psychologique se heurtent au style, au fond, à l’argumentation. « Plus personne ne lit, de toute façon ! », clame-t-on, mais ces cris d’orfraie ne sont-ils pas tout bonnement la conséquence de l’offre, en vrai ? Si chaque contenu ne devient plus qu’un rouage d’un dispositif publicitaire, si chaque phrase est scientifiquement calibrée pour conduire à la vente, si le texte n’est toujours qu’un prétexte pour renvoyer à une newsletter, qui renvoie à un livre blanc lacunaire, qui renvoie à une offre payante, il paraît inévitable que le lecteur développe des parades. 

« Plus personne ne lit », ou arguons plutôt qu’on ne peut plus rien lire. Entre les pop-ups de cookies à fermer dès que l’on ouvre un article, le remplissage de texte pour contenter le SEO qu’on apprend à ignorer, et les ficelles de manipulation sur lesquelles l’œil apprend à glisser, ce qui devait être un moment agréable tourne rapidement à la frustration.

Et l’on se demande si le problème du poisson rouge n’est pas celui de la poule et de l’œuf. Si les techniques visant à capitaliser sur ce temps d’attention en chute libre ne feraient pas qu’amplifier le phénomène. 

Tout comme les « short stories » n’ont pas tué le cinéma, les écrits courts ne tueront pas la littérature ; ils favorisent cependant des biais en poussant à la lecture en diagonale. Blâmer le lecteur, ne serait-ce donc pas se défausser de sa responsabilité ? N’est-ce pas à la plume qu’il incombe de chatouiller l’intérêt ? N’est-ce pas à la plume d’intriguer, d’inviter à quitter la surface des choses, pour emmener en profondeur ? 

Certains poissons rouges s’imaginent qu’ils sont voués à être remplacés tous les six mois, mais les aquariophiles savent bien qu’ils peuvent vivre plus de quinze ans dans les bonnes conditions, et atteindre plus de vingt centimètres de long. Tout dépend des soins qu’on leur prodigue ; tout dépend de la taille du bocal dans lequel ils naviguent.

Maxime
Portraitiste, Maison Trafalgar

Tribune publiée sur Maddyness

© Peinture : Poétiques du paysage 93, 2022 par Carole Bressan